Construire un attachement sécure : une perspective sociétale

De Christine Acheroy, Annick Faniel

Toute société a la responsabilité d’offrir les meilleures conditions de survie, de développement et d’intégration à ses nouveaux membres : les bébés. Cela nécessite de prendre en compte leurs besoins, de chercher des compromis entre ceux-ci et ceux des autres membres ainsi que ceux, collectifs, des différentes sphères sociétales. Les aménagements mis en place autour de la naissance ne sont donc pas neutres. Ils reflètent les valeurs, les priorités et la vision du monde d’une société.

Dans cette deuxième partie de notre analyse, nous questionnons comment certains aménagements sociétaux, certaines situations sociales ou traits de nos modes de vie occidentaux contemporains peuvent impacter le processus d’attachement du tout-petit.

Plus précisément, au travers de ces pages, nous mettons en lumière quelques observations sur la manière dont l’âge précoce d’entrée en milieu d’accueil ou l’isolement social qui touche certains parents peuvent interférer avec la construction du processus d’attachement chez le tout-petit. Nous avons choisi ces deux phénomènes sociétaux parmi d’autres – notre objectif n’étant pas de lister de manière exhaustive ceux qui pourraient avoir un impact sur la construction de l’attachement du tout-petit, mais de porter une réflexion à propos d’aménagements et de pratiques qui semblent communément acceptées ou figées.

Nous traitons donc la dimension sociétale de l’attachement ; un angle souvent occulté par la représentation biaisée de ce processus réduit à sa dimension interpersonnelle et dyadique. Car les interactions s’inscrivent toujours dans des environnements et nombre de ceux-ci ne relèvent pas d’une inévitabilité mais de choix de société. En ce sens, l’attachement est incontestablement une question politique.

L’entrée en milieu d’accueil à 3 mois

En Belgique, la question importante de l’accès aux milieux d’accueil n’éclipse-t-elle pas celle, tout aussi importante, de l’âge d’entrée en milieu d’accueil ? Aujourd’hui, la majorité des enfants en fréquentent un dès l’âge de trois mois1L’ONE en chiffres. Rapport d’activités 2020, p. 35. [Consulté le 9 juillet 2024]. Disponible à l’adresse :
https://www.one.be/fileadmin/user_upload/siteone/PRESENTATION/Rapports_d_activite/rapport-activites-2020-chiffres.pdf
 ; un fait qui ne semble plus questionné, lié aux choix politiques relatifs aux congés de maternité et de naissance. Mais comment cette articulation entre les temps parentaux dédiés à la production et la reproduction est-elle vécue par le tout-petit lorsqu’il intègre un milieu d’accueil collectif dès trois mois ? Et comment affecte-t-elle la construction de l’attachement ?

Le nouveau-né : un être déjà sensible

Il n’y a pas si longtemps, on pensait que le bébé était insensible. Ainsi, par exemple, on n’utilisait pas d’anesthésie pour opérer un nouveau-né, pensant qu’il ne ressentait pas la douleur2MELLIER, Denis, 2022. « L’intersubjectivité et les souffrances/douleurs des bébés ». In : Rochette-Guglielmi, Joëlle éd.. Énigmes de la douleur chez le bébé. Avancées scientifiques ? Révolution des pratiques ? Toulouse, Érès, « 1001 bébés », p. 145-171. [Consulté le 12 août 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/enigmes-de-la-douleur-chez-le-bebe–9782749273716-page-145.htm . Les recherches ont depuis lors infirmé cette croyance. On sait, aujourd’hui, que l’enfant nait avec des habiletés sensorielles qui ont déjà commencé à se développer au cours du troisième trimestre de gestation : il peut entendre, sentir les odeurs, éprouver des goûts et des touchers… À travers les sens, le nouveau-né perçoit le monde qui l’entoure. De plus, il a aussi des capacités mnésiques3PROVASI, Joëlle, GRANIER-DEFERRE, Carolyn, 2019. « Apprentissages et mémoire au cours de la période périnatale ». In : Le développement du bébé de la vie fœtale à la marche. Devouche, E, Provasi, J (dir.). Elsevier Masson SAS, p. 43.  : il a déjà certains souvenirs et exprime des préférences. Par exemple, un nouveau-né préfère entendre la voix de sa mère à celle d’une autre femme4PROVASI, GRANIER-DEFERRE, 2019, p. 52.. Il préfère aussi les mélodies entendues en fin de grossesse à d’autres : une recherche a ainsi montré que des nourrissons d’un mois familiarisés à une courte mélodie entre les 35 et 38 semaines de grossesse ont des décélérations cardiaques deux fois plus amples que celles évoquées par une mélodie différente lors de sa rediffusion5PROVASI, GRANIER-DEFERRE, 2019, p. 53.. Il semblerait donc que le tout-petit se souvient des expériences sensorielles vécues in utéro, mais aussi que reconnecter avec ces sensations familières et agréables constituerait pour lui un facteur d’apaisement.

En outre, « les capacités précoces d’encoder, d’extraire et de reconnaître des invariants sensoriels multiples rendent certaines caractéristiques de l’environnement postnatal prévisibles pour le nouveau-né6PROVASI, GRANIER-DEFERRE, 2019, p. 57. ». Cette capacité de prévoir a une fonction rassurante. Progressivement, elle s’étend également aux interactions et aux personnes. Par exemple, dès deux ou trois mois, l’enfant fait la différence entre les personnes qui l’entourent et anticipe les routines de soin ou de jeu, comme nous l’avons vu dans la première partie de cette analyse. Cela constitue la base de ses futurs apprentissages7Rapport de la Commission des 1000 premiers jours, 2020. Les 1000 premiers jours. Là où tout commence [en ligne]. p. 97. [Consulté le 15 mai 2024]. Disponible à l’adresse : https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-1000-premiers-jours.pdf.

L’entrée en milieu d’accueil constitue donc un bouleversement dans les repères sensoriels et interactionnels du tout-petit. Cette situation faite d’imprévisibles est indubitablement source de stress, que le tout-petit doit affronter en l’absence de ses partenaires habituels. Comment s’arrange-t-il pour y faire face ? Les ressources et les manières pourront varier d’un bébé à l’autre et d’un contexte à l’autre. Mais la souffrance potentielle du tout-petit pourra facilement passer inaperçue, parce que d’une part, il est très difficile pour des adultes de reconnaître la souffrance ou la douleur chez un bébé8MELLIER, 2022. et d’autre part, parce qu’à cet âge, elle ne se traduit pas par une émotion clairement communicable9MELLIER, Denis, 2006. « L’émotion chez le bébé, un lien entre corporéité et socialité ». Champ psychosomatique, 2006/1 (no 41), p. 121. [Consulté le 12 août 2024]. Disponible à l’adresse : https://shs.cairn.info/article/CPSY_041_0111?lang=fr. Concrètement, ce n’est pas parce que le bébé ne pleure pas à trois mois que la séparation se passe mieux qu’à huit mois10MELLIER, 2006, p. 120..

Le bébé face à l’expérience de discontinuité du lien

Parler d’attachement c’est parler de lien. Or, le bébé fait très tôt et inévitablement des expériences de discontinuité du lien : la présence et l’absence, la séparation et les retrouvailles. L’absence ne serait cependant tolérable et maturative que si elle alterne avec une présence dans une rythmicité qui garantit le sentiment de continuité11CICCONE, Albert, 2008. « Les expériences de discontinuités chez le bébé et leurs devenirs ». Colloque Loczy : « à(p)prendre ou à jeter ? » organisé par la FILE-asbl, le 20 novembre 2008 à Bruxelles. [Consulté le 12 août 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.fileasbl.be/membres/wp-content/uploads/2019/08/ACTES-COLLOQUE-LOCZY-20-nov.2008.pdf. Par exemple, « s’il faut nourrir un bébé toutes les trois heures, ce n’est pas seulement pour des raisons physiologiques », nous dit Albert Ciccone. Mais quel est ce rythme ? Qui le définit ?  Car « le temps du petit enfant n’est pas celui de l’adulte, et il est encore moins celui des institutions12GUEDENEY, Antoine, 2021. « Mes propositions pour les 1000 premiers jours ». Postface. In : Le grand livre des 1000 premiers jours de vie. Développement • trauma • approche thérapeutique. Johana Smith (dir.). Editions Dunod.  ». Ciccone questionne ainsi le ressenti d’un tout-petit en milieu d’accueil : « une absence de 8 heures pour un bébé de 3 mois correspond, proportionnellement, à une absence de 2 mois pour un adulte de 40 ans. Cela fait réfléchir13CICCONE, 2008. ».

Par ailleurs, questionner la séparation et donc l’interchangeabilité des partenaires, du point de vue du bébé, c’est interroger la spécificité du lien qui l’unit à ses partenaires principaux, son « port d’attache14Selon l’expression de MISSONIER, Sylvain. « Le nourrisson investit plusieurs figures d’attachement » [vidéo]. Yapaka.be [en ligne]. [Consulté le 12 août 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.yapaka.be/video/video-le-nourrisson-investit-plusieurs-figures-dattachement ». Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut voir non seulement que le tout-petit, dès la naissance, est capable et a généralement le désir d’entrer en relation avec son entourage. Mais aussi, que ces interactions ne sont pas « données » d’emblée : elles se construisent et s’affinent avec le temps, au fur à mesure des expériences interactionnelles renouvelées. Ainsi, le bébé et son/ses partenaire(s) forment une « sphère » dans laquelle ils « s’influencent mutuellement dans un processus continu de développement et de changements […]15GENET, Marie-Camille, 2019. « Les interactions mère-bébé dans l’appréhension psychopathologique des troubles du bébé ». In : Devouche, E, Provasi, J (dir.)., 2019, p. 256. ». Les interactions sont des tentatives d’ajustement de l’un·e à l’autre. Elles nécessitent un travail psychique tant du côté du partenaire que du bébé, qui fait lui aussi tout un travail pour rentrer en relation avec lui·elle16GENET, 2019, p. 258.. Et donc, « il faut du temps, de la disponibilité et de la proximité physique et émotionnelle de la part des parents pour qu’ils construisent avec leur bébé une relation harmonieuse17Rapport de la Commission des 1000 premiers jours, 2020. ». Il leur faut du temps pour reconnaitre et s’adapter à ses spécificités, c’est-à-dire développer leur sensibilité aux besoins physiques et psychologiques de leur enfant18Rapport de la Commission des 1000 premiers jours, 2020, p. 96.. Cette capacité fine à s’identifier à l’enfant rend possible l’accordage du partenaire aux émotions du bébé. Et c’est ce qui donnera au tout-petit le sentiment d’être reconnu dans tous les registres émotionnels qu’il peut exprimer19GENET, 2019, p. 260. ; un vécu nécessaire au développement d’un attachement sécure. C’est pourquoi la stabilité et la proximité des partenaires « port d’attache » du tout-petit semblent essentielles. Certaines recherches ont ainsi montré que la prise en charge des enfants de moins d’un an à l’extérieur du domicile parental pourrait avoir des conséquences défavorables sur la qualité de l’attachement parent-enfants20Rapport IGAS, selon le rapport de la commission des 1000 premiers jours, 2020, p. 98. Voir aussi Belsky.. Plus concrètement, fréquenter un milieu d’accueil avant l’âge d’un an, de façon continue et plus de vingt heures par semaine donnerait lieu à des relations parents/enfant moins harmonieuses et des niveaux plus élevés de conduites agressives et de désobéissance chez l’enfant21GUÉDENEY, GRASSO, STARAKIS, 2004, p. 275. Nous n’avons pas trouvé de statistiques concernant la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mais à titre indicatif, au Québec, en 2019, 61,1 % des enfants en service de garde préscolaire y ont passé plus de 35 heures par semaine. Source : https://tout-petits.org/donnees/milieux-de-vie/services-educatifs-a-la-petite-enfance/frequentation-des-services-de-garde-a-l-enfance/heures-services-garde/#:~:text=Parmi%20les%20enfants%20qui%20se,%25%2C%2045%20heures%20ou%20plus.

Mais au-delà des controverses sur l’impact que la fréquentation d’un milieu d’accueil par un tout-petit pourrait avoir sur qualité de son attachement, la question qui devrait nous préoccuper ne serait-elle pas plutôt : que désirent les bébés ?22BELSKY, Jay, 2020. « Early Day Care and Infant-Mother Attachment Security ». Encyclopedia on Early Childhood Development [en ligne].  Ed. rev., p. 5.

 

L’isolement social des familles

Un autre exemple de phénomène sociétal pouvant impacter le processus d’attachement du tout-petit est celui de l’isolement, qui touche de plus en plus de parents. Pour Sarah Blaffer Hrdy, anthropologue et primatologue, les humains ont évolué en élevant les enfants en coopération. La longue histoire de l’évolution humaine peut être vue « comme une sorte de coopérative de maternage – qui inclut pères, mères, oncles, grands-mères, frères et sœurs plus âgés – où chacun aide la mère à s’occuper du petit et à le nourrir […]23CRIGNON, Anne, 2010. « Maternité : une chercheuse américaine répond à Elisabeth Badinter ». Le NouvelObs [en ligne]. [Consulté le 15 mai 2024]. Disponible à l’adresse : Maternité : une chercheuse américaine répond à Elisabeth Badinter (nouvelobs.com) ». Des anthropologues étudiant des sociétés traditionnelles ont par ailleurs observé que les tout-petits disposent souvent d’un réseau stable et varié de figures d’attachement incluant non seulement des membres de la famille mais également des membres extérieurs à elle, de sexe et âges différents24MEEHAN, Courtney L. , HAWKS, Sean, 2014. « Maternal and allomaternal responsiveness : the significance of cooperative caregiving in attachment theory ». In : Different Faces of Attachment. Otto, Hiltrud , Keller, Heidi (dir.). Cambridge University Press, p. 131.. La présence d’alloparents, dont certains deviennent des figures d’attachement pour l’enfant, constituerait pour lui·elle un facteur de réduction du stress25MEEHAN, HAWKS, 2014, p. 132.. L’intégration de multiples relations d’attachement favoriserait ainsi un sentiment de sécurité et serait propice au développement de l’enfant26MEEHAN, HAWKS, 2014, p. 132.. On a pu observer, par exemple, des compétences sociales précoces chez des enfants de ces petites sociétés27DIAMOND, 2013, p. 225..

Les recherches actuelles montrent également qu’un système familial à multiples attachements serait l’entourage le plus protecteur pour l’enfant, parce qu’il offre une niche sensorielle riche essentielle au bon développement du cerveau du bébé et à l’activation du processus d’attachement28CYRULNIK, Boris, 2019. « Neurologie de l’attachement ». In : L’attachement aujourd’hui : parentalité et accueil du jeune enfant (Pierrehumbert, B., dir). Éditions Philippe Duval, Sciences psy, p. 32..

Le processus d’attachement du bébé dans le contexte d’isolement parental

Or aujourd’hui, contrastant avec les contextes socioculturels traditionnels, en Occident, les parents se retrouvent de plus en plus souvent seuls face à leur bébé29BELOT, Rose-Angélique, VENNAT, Delphine, MOISSENET, Annick et al., 2013. « Accès à la parentalité et isolement familial. La nouvelle solitude des parents ». Dialogue [en ligne]. 2013/1 (n° 199), p. 7. [Consulté le 15 mai 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-dialogue-2013-1-page-7.htm. L’isolement est à la fois géographique – grands-parents, oncles, tantes vivent loin – et relationnel. Il y a parfois peu de proximité, de contacts, d’échanges entre les membres de la famille et peu ou pas de réseau social ou amical.

La grossesse et la naissance d’un enfant peuvent d’ailleurs accentuer l’isolement des parents alors que pour soutenir les processus intrapsychiques propres à la construction de la parentalité, être entouré semble essentiel : « il n’y a pas de quatrième trimestre heureux sans ”tribu” qui l’entoure », nous dit Ingrid Bayot30BAYOT, Ingrid, 2018. Le quatrième trimestre de grossesse. Paris, éditions Érès, Collection 1001BB, n° 157.. La bonne santé physique et psychique de l’enfant est en lien avec la bonne santé physique et psychique des parents. Et celle-ci passe notamment par l’échange d’informations et de savoirs pratiques issus de l’expérience, de l’expression du vécu et par le soutien émotionnel d’autrui31Notons que « certains pays tels l’Australie ont mis en place un dispositif dans lequel ce partage est intégré dans le parcours des parents avant même la naissance de leur enfant. Après la naissance, chaque couple ou parent est invité à rejoindre un groupe de 10 parents dont les bébés sont nés le même mois dans le quartier ». La Finlande a aussi adopté la systématisation de groupes de parents réguliers. Source : Les 1000 premiers jours. Là où tout commence, p. 60..

L’isolement des parents peut notamment mener à des états d’épuisement, de burnout ou dépressifs, qui risquent d’avoir un impact sur le processus d’attachement de l’enfant, le parent étant moins disponible et moins sensible à celui·celle-ci.

Le processus d’attachement du bébé dans le contexte de monoparentalité

Par ailleurs, l’isolement est particulièrement problématique dans certaines situations de monoparentalité32Les situations de monoparentalité ont tendance à augmenter en Belgique. Au 1er janvier 2024, 12,2% des ménages en Région wallonne et 11,6% en Région de Bruxelles-Capitale étaient composés d’un seul parent avec un ou plusieurs enfants. Statbel, 2024 : Structure de la population, ménages. https://statbel.fgov.be/fr/themes/population/structure-de-la-population/menages#:~:text=61%2C7%25-,M%C3%A9nages%20monoparentaux,Capitale%20(11%2C6%25). Lorsqu’il fait suite à une rupture, l’isolement constitue pour les femmes un facteur de vulnérabilité qui peut avoir un impact sur leur(s) enfant(s) et sur l’attachement. Car si la famille élargie pouvait leur fournir un soutien adéquat avant la séparation, la séparation conjugale augmenterait la tendance des femmes à se mettre en retrait de leur réseau social, familial et associatif33ZAOUCHE GAUDRON, Chantal, 2019. « Une approche écosystémique des relations d’attachement : l’exemple des jeunes enfants en situation de pauvreté ». In : L’attachement aujourd’hui : parentalité et accueil du jeune enfant (Pierrehumbert, B., dir). Éditions Philippe Duval, Sciences psy, p. 110.. Repliées sur elles-mêmes, elles se centreraient sur la relation avec leur(s) enfant(s). Cette précarisation relationnelle s’accompagnerait alors parfois d’un surinvestissement de l’enfant pouvant mener à une relation de dépendance voire de fusion entre la mère et l’enfant.

Mais du côté du tout-petit, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’énorme fourniture affective n’est pas un bénéfice, tant au regard de son développement que de la construction de l’attachement. Au contraire, selon Boris Cyrulnik, elle constitue une niche sensorielle appauvrie quand elle se concentre sur une seule figure d’attachement.

L’absence de séparation induirait une monotonie affective, une habituation qui ne stimulerait plus le cerveau du tout-petit. Car pour le stimuler, des rythmes sont nécessaires. Pour activer l’attachement, l’alternance séparations-retrouvailles serait ainsi bénéfique. Car ce serait l’alerte, le stress physiologique, qui active l’attachement, et non la pléthore34CYRULNIK, 2019, p. 32..

Par ailleurs, une niche sensorielle appauvrie altèrerait le développement du cerveau et le marquerait d’un très important facteur de vulnérabilité : le lobe préfrontal s’atrophierait et ne pourrait alors plus inhiber l’amygdale rhinencéphalique, socle des émotions intenses de rage et de désespoir35CYRULNIK, 2019, p. 31.. Le cerveau de l’enfant développerait ainsi une sensibilité particulière à un type d’informations qu’il ressentirait comme une agression ; ce qui l’amènerait à percevoir le monde comme amer et méchant36CYRULNIK, 2019, p. 37..

Mieux prendre en compte les besoins des tout-petits : une responsabilité collective

Nous avons pu voir, à travers ces deux exemples de contextes environnementaux actuels, combien la construction relationnelle entre le tout-petit et ses proches peut être entravée par des aménagements et des contextes sociétaux, posant la question de son développement tant relationnel que psychique, biologique ou neurologique. Comme nous l’avons montré dans la première partie de cette analyse, les contextes sociétaux peuvent influer sur la construction du style d’attachement de l’enfant. Ici, en générant un sentiment d’insécurité affective qui peut mettre le tout-petit en état de vigilance, voire de stress. Là, à l’inverse, en induisant une surabondance affective – mais monotone – supprimant tout rythme nécessaire à un développement harmonieux. Dans les deux cas, la construction du lien d’attachement de l’enfant avec ses proches est perturbée, pouvant compromettre son développement individuel et social.

Par ces exemples, nous voulons montrer que plutôt que de nous adapter aux besoins fondamentaux des tout-petits, nous leur demandons sans doute souvent de s’adapter aux conditions et environnements que nous leur imposons, parfois à leur détriment37Rappelons que la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE), ratifiée par la Belgique, inscrit l’intérêt supérieur de l’enfant au centre de ses droits.. Ce constat met en évidence l’importance de (re)penser et de mettre en place au niveau sociétal des configurations institutionnelles et culturelles capables de répondre aux besoins des tout-petits : une tâche qui relève de la responsabilité collective.

 

Notes de bas de page
  • 1
    L’ONE en chiffres. Rapport d’activités 2020, p. 35. [Consulté le 9 juillet 2024]. Disponible à l’adresse :
    https://www.one.be/fileadmin/user_upload/siteone/PRESENTATION/Rapports_d_activite/rapport-activites-2020-chiffres.pdf
  • 2
    MELLIER, Denis, 2022. « L’intersubjectivité et les souffrances/douleurs des bébés ». In : Rochette-Guglielmi, Joëlle éd.. Énigmes de la douleur chez le bébé. Avancées scientifiques ? Révolution des pratiques ? Toulouse, Érès, « 1001 bébés », p. 145-171. [Consulté le 12 août 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/enigmes-de-la-douleur-chez-le-bebe–9782749273716-page-145.htm
  • 3
    PROVASI, Joëlle, GRANIER-DEFERRE, Carolyn, 2019. « Apprentissages et mémoire au cours de la période périnatale ». In : Le développement du bébé de la vie fœtale à la marche. Devouche, E, Provasi, J (dir.). Elsevier Masson SAS, p. 43.
  • 4
    PROVASI, GRANIER-DEFERRE, 2019, p. 52.
  • 5
    PROVASI, GRANIER-DEFERRE, 2019, p. 53.
  • 6
    PROVASI, GRANIER-DEFERRE, 2019, p. 57.
  • 7
    Rapport de la Commission des 1000 premiers jours, 2020. Les 1000 premiers jours. Là où tout commence [en ligne]. p. 97. [Consulté le 15 mai 2024]. Disponible à l’adresse : https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-1000-premiers-jours.pdf
  • 8
    MELLIER, 2022.
  • 9
    MELLIER, Denis, 2006. « L’émotion chez le bébé, un lien entre corporéité et socialité ». Champ psychosomatique, 2006/1 (no 41), p. 121. [Consulté le 12 août 2024]. Disponible à l’adresse : https://shs.cairn.info/article/CPSY_041_0111?lang=fr
  • 10
    MELLIER, 2006, p. 120.
  • 11
    CICCONE, Albert, 2008. « Les expériences de discontinuités chez le bébé et leurs devenirs ». Colloque Loczy : « à(p)prendre ou à jeter ? » organisé par la FILE-asbl, le 20 novembre 2008 à Bruxelles. [Consulté le 12 août 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.fileasbl.be/membres/wp-content/uploads/2019/08/ACTES-COLLOQUE-LOCZY-20-nov.2008.pdf
  • 12
    GUEDENEY, Antoine, 2021. « Mes propositions pour les 1000 premiers jours ». Postface. In : Le grand livre des 1000 premiers jours de vie. Développement • trauma • approche thérapeutique. Johana Smith (dir.). Editions Dunod.
  • 13
    CICCONE, 2008.
  • 14
    Selon l’expression de MISSONIER, Sylvain. « Le nourrisson investit plusieurs figures d’attachement » [vidéo]. Yapaka.be [en ligne]. [Consulté le 12 août 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.yapaka.be/video/video-le-nourrisson-investit-plusieurs-figures-dattachement
  • 15
    GENET, Marie-Camille, 2019. « Les interactions mère-bébé dans l’appréhension psychopathologique des troubles du bébé ». In : Devouche, E, Provasi, J (dir.)., 2019, p. 256.
  • 16
    GENET, 2019, p. 258.
  • 17
    Rapport de la Commission des 1000 premiers jours, 2020.
  • 18
    Rapport de la Commission des 1000 premiers jours, 2020, p. 96.
  • 19
    GENET, 2019, p. 260.
  • 20
    Rapport IGAS, selon le rapport de la commission des 1000 premiers jours, 2020, p. 98. Voir aussi Belsky.
  • 21
    GUÉDENEY, GRASSO, STARAKIS, 2004, p. 275. Nous n’avons pas trouvé de statistiques concernant la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mais à titre indicatif, au Québec, en 2019, 61,1 % des enfants en service de garde préscolaire y ont passé plus de 35 heures par semaine. Source : https://tout-petits.org/donnees/milieux-de-vie/services-educatifs-a-la-petite-enfance/frequentation-des-services-de-garde-a-l-enfance/heures-services-garde/#:~:text=Parmi%20les%20enfants%20qui%20se,%25%2C%2045%20heures%20ou%20plus
  • 22
    BELSKY, Jay, 2020. « Early Day Care and Infant-Mother Attachment Security ». Encyclopedia on Early Childhood Development [en ligne].  Ed. rev., p. 5.
  • 23
    CRIGNON, Anne, 2010. « Maternité : une chercheuse américaine répond à Elisabeth Badinter ». Le NouvelObs [en ligne]. [Consulté le 15 mai 2024]. Disponible à l’adresse : Maternité : une chercheuse américaine répond à Elisabeth Badinter (nouvelobs.com)
  • 24
    MEEHAN, Courtney L. , HAWKS, Sean, 2014. « Maternal and allomaternal responsiveness : the significance of cooperative caregiving in attachment theory ». In : Different Faces of Attachment. Otto, Hiltrud , Keller, Heidi (dir.). Cambridge University Press, p. 131.
  • 25
    MEEHAN, HAWKS, 2014, p. 132.
  • 26
    MEEHAN, HAWKS, 2014, p. 132.
  • 27
    DIAMOND, 2013, p. 225.
  • 28
    CYRULNIK, Boris, 2019. « Neurologie de l’attachement ». In : L’attachement aujourd’hui : parentalité et accueil du jeune enfant (Pierrehumbert, B., dir). Éditions Philippe Duval, Sciences psy, p. 32.
  • 29
    BELOT, Rose-Angélique, VENNAT, Delphine, MOISSENET, Annick et al., 2013. « Accès à la parentalité et isolement familial. La nouvelle solitude des parents ». Dialogue [en ligne]. 2013/1 (n° 199), p. 7. [Consulté le 15 mai 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-dialogue-2013-1-page-7.htm
  • 30
    BAYOT, Ingrid, 2018. Le quatrième trimestre de grossesse. Paris, éditions Érès, Collection 1001BB, n° 157.
  • 31
    Notons que « certains pays tels l’Australie ont mis en place un dispositif dans lequel ce partage est intégré dans le parcours des parents avant même la naissance de leur enfant. Après la naissance, chaque couple ou parent est invité à rejoindre un groupe de 10 parents dont les bébés sont nés le même mois dans le quartier ». La Finlande a aussi adopté la systématisation de groupes de parents réguliers. Source : Les 1000 premiers jours. Là où tout commence, p. 60.
  • 32
    Les situations de monoparentalité ont tendance à augmenter en Belgique. Au 1er janvier 2024, 12,2% des ménages en Région wallonne et 11,6% en Région de Bruxelles-Capitale étaient composés d’un seul parent avec un ou plusieurs enfants. Statbel, 2024 : Structure de la population, ménages. https://statbel.fgov.be/fr/themes/population/structure-de-la-population/menages#:~:text=61%2C7%25-,M%C3%A9nages%20monoparentaux,Capitale%20(11%2C6%25)
  • 33
    ZAOUCHE GAUDRON, Chantal, 2019. « Une approche écosystémique des relations d’attachement : l’exemple des jeunes enfants en situation de pauvreté ». In : L’attachement aujourd’hui : parentalité et accueil du jeune enfant (Pierrehumbert, B., dir). Éditions Philippe Duval, Sciences psy, p. 110.
  • 34
    CYRULNIK, 2019, p. 32.
  • 35
    CYRULNIK, 2019, p. 31.
  • 36
    CYRULNIK, 2019, p. 37.
  • 37
    Rappelons que la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE), ratifiée par la Belgique, inscrit l’intérêt supérieur de l’enfant au centre de ses droits.

Date de publication :

26/08/2024

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